21.
La nuit a un rôle : couper les rameaux d’hier.
Gurney Halleck, Poésie inachevée.
Au fil des semaines, tandis que les mineurs des sables restaient séquestrés dans leurs baraquements construits à la hâte, éloignés des quelques rares plaisirs de Carthage, la Maison Linkam engrangea une importante récolte d’Épice. Dans les montagnes occidentales, Gurney Halleck transforma des cavernes naturelles en entrepôts et silos camouflés. Il confia la garde de ce trésor à des hommes de confiance.
Dès qu’un ver était abattu, les récolteurs nettoyaient les champs d’Épice, ce qui se traduisait par autant de primes. En moins d’un mois, ils eurent gagné ce que leur aurait rapporté la moitié d’une année avec les Hoskanner. Et les hommes libres étaient de plus en plus nombreux à prendre conscience qu’ils avaient enfin une chance de payer leur passage pour quitter cette planète.
Mais il se trouvait encore de nombreux mineurs pour en vouloir au contremaître et se plaindre de leur quarantaine. Certains, qui avaient tenté de s’évader d’un camp d’urgence, se révélèrent être des espions des Hoskanner. Gurney les enferma dans une prison d’urgence, fit saisir leurs rations d’Épice qu’il redistribua à leurs collègues.
Pendant ce temps, à Carthage, Jesse servit des excuses variées en même temps que la récolte un peu plus opulente pour calmer le Conseiller Bauer. En dépit du cordon de soldats mis en place par Tuek pour garder le vaisseau d’inspection, l’envoyé du Grand Empereur pouvait aller et venir comme il lui plaisait. Mais peu d’informations parvenaient à Bauer et il se montrait de plus en plus irrité.
Nul ne savait où étaient passées les équipes des moissonneuses. Des rumeurs circulaient sur le sort clandestin de ces hommes et Jesse se refusait à fournir une explication cohérente.
À bord de son vaisseau, le Conseiller Bauer survolait la cité en affichant un sourire féroce. Pour survivre, Jesse Linkam commençait à penser comme les Hoskanner…
Quant à Jesse, il était allongé dans son lit au côté de Dorothy. Elle avait prêté serment de ne rien révéler à propos de la boîte de choc et tenait un compte non-officiel de la moisson de mélange. Afin de renforcer leur moral, elle lui avait suggéré de ravitailler tranquillement les équipes en Épice, en leur accordant d’autres conforts et quelques distractions, et même la compagnie de femmes, s’ils le désiraient. Jesse décida d’envoyer sur place le chef du manoir, Piero Zonn. Mais il risquait de rencontrer quelques problèmes par rapport à Carthage. Il aurait pour mission de régaler les mineurs : sans eux, jamais ils ne viendraient à bout des Hoskanner.
Entre-temps, dans la cité, les réserves d’eau de la Maison Linkam étaient épuisées. La population avait apprécié le geste de Jesse, mais très vite, elle avait recommencé à se plaindre. Jesse se sentait coupable depuis quelque temps : il recommençait à engranger de généreuses moissons. Le peuple appréciait sa générosité, mais dès qu’il refusait de prêter l’oreille à toutes les plaintes, il se remettait à protester, à exiger. Jesse avait conscience de son existence précaire et il éprouvait un sentiment de culpabilité parce que la récolte devenait de jour en jour plus importante et qu’il devait vivre comme dans les temps de pauvreté.
Les marchés s’étaient rétrécis et, avec la demande croissante d’Épice dans tout l’Empire, Jesse avait confié à Tuek la mission de rechercher des contacts sur le marché noir. Le vétéran excellait à importer des excédents d’eau qu’il payait avec les récoltes de mélange non déclarées. Et Jesse recyclait le bénéfice précieux de l’eau pour tous ceux qui se plaignaient. Les gens de Carthage avaient une vie rude, certes, mais il tenait à ce qu’aucun d’eux n’ait soif aussi longtemps que la Maison Linkam dirigerait les affaires…
Après avoir fait l’amour cette nuit-là, Jesse et Dorothy parlèrent des jours heureux sur Catalan. Ils auraient tant voulu rentrer chez eux, retrouver les embruns, la brume de mer sur les bancs d’algues.
Il jouait avec la pierre triangulaire de l’anneau de fiançailles qu’il lui avait offert, un jour où ils avaient amarré leur bateau sur un récif solitaire. Ils avaient passé la journée à évoquer leur rencontre, leurs moments intimes, tous les rêves qu’ils avaient partagés. Mais désormais, Jesse n’abaissait plus vraiment sa garde quand il était avec Dorothy. Il pensait aux soupçons de Tuek. Sa concubine était blottie contre lui, tout comme avant, son corps était chaud et son souffle léger. Elle était silencieuse, immobile, mais il savait qu’elle feignait d’être endormie pour ne pas le déranger. Mais que pouvait-elle encore feindre ?
Il préférait ne pas y penser.
Les toits de Carthage se découpaient sur le ciel couleur mandarine quand Ulla Bauer se dirigea vers les arcades du manoir. En tenue de cérémonie impériale, il s’avançait entre les socles qui avaient porté les statues des Hoskanner, abattues sans égards.
Jesse Linkam l’accueillit dans le hall, mais Bauer ne lui retourna ni son sourire ni ses salutations. Il affichait un air féroce.
— Aujourd’hui, je compte observer vos mineurs. On ne les a pas vus dans Carthage depuis des semaines et la plupart des baraquements sont vides. Chaque fois que je vous interroge à ce propos, vous me présentez une excuse peu crédible. Hmm… voyons : à présent, dites-moi la vérité !
— Nos équipes sont dans le désert en train de récolter l’Épice, Conseiller. Ainsi que le souhaite le Grand Empereur.
Jesse avait un air parfaitement innocent.
— Oui, mais je compte bien les voir en personne ! Dès aujourd’hui !
Jesse répondit, en affectant un air chagrin :
— Je crains que ce ne soit pas possible. Nous avons essuyé des pertes graves en personnel et en matériel, et tous les instants sont précieux. Tous mes hommes sont dans le désert. Ils recherchent de nouvelles veines ou bien essaient de les moissonner aussi vite que possible. Vous savez que nos exportations ont augmenté de plus de douze pour cent depuis le mois dernier. Et c’est le moment que vous choisissez pour me questionner ?
Les mains sur les hanches, Bauer se redressa et répliqua d’un ton vif au point de lancer des postillons :
— Oui, certes, tout est parfait, mais où travaillent vos hommes ? Où très exactement ?
Jesse haussa les épaules avec désinvolture.
— Quelque part dans les dunes. Je ne saurais comment les repérer. Gurney Halleck est mon contremaître principal, et je me fie à lui pour trouver les meilleures veines.
— Cessez donc d’être évasif ! Je suis un inspecteur impérial vous devez par conséquent me donner quelque chose à inspecter ! J’ai reçu divers rapports de désordres sur des planètes de l’Empire, des échos d’émeutes et de nobles exigeant leur part de mélange, de pétitions adressées à l’Empereur par les équipages des vaisseaux interstellaires pour des livraisons prioritaires.
Jesse haussa les sourcils.
— Cela me semble quelque peu exagéré, Conseiller. Nos exportations sont inférieures au pic des Hoskanner, mais nous fournissons suffisamment de mélange pour subvenir aux besoins les plus urgents. Cela semblerait indiquer une trop grande dépendance à l’égard d’une drogue de luxe !
— Le mélange est un besoin et non un luxe.
— Cela ressemble fort à la propagande des Hoskanner. Je suppose que Valdemar répand des rumeurs pour propager l’inquiétude.
— Je peux vous assurer que ces rapports d’émeutes n’ont rien d’exagéré. On compte déjà des milliers de victimes. À présent, veuillez me dire où se trouvent vos moissonneurs.
Jesse se réjouissait de la déconfiture de son impérial invité. Il leva les mains.
— Vous pourriez aller vous-même à leur recherche, je suppose, si vous considérez que cela fait partie de votre devoir impérial. Mais le Monde de Dune est une vaste planète et il se passe des choses terribles dans le désert lointain. Croyez-moi : mon fils et moi avons failli y perdre la vie. Quand le temps change, il peut vous effacer en un instant. (Il claqua les doigts.) Si vous sortez dans le désert contre mon avis, je ne peux garantir votre sécurité.
Bauer se figea, comprenant la menace implicite de Jesse.
— Vous voulez dire par là qu’il n’y a pas de règles ? Vous osez me menacer avec les mêmes mots que l’Empereur ?
— Ainsi que vous me l’avez fait justement remarquer, vous êtes expert en matière de contrats, d’alinéas en caractères minuscules. Et je ne suis qu’un noble responsable d’une Maison qui affronte un terrible défi. (Il ménagea une pause.) Un défi, j’ajouterai, que je prends très au sérieux.
Il accompagna le Conseiller furibond jusqu’au seuil. Il était persuadé que Bauer n’abandonnerait pas. Il espérait seulement qu’ils réussiraient à engranger suffisamment de mélange avant que l’inspecteur de l’Empire ne découvre son secret.